SEVEN WINTERS, Le Temps

Danse avec de sacrées ombres au Théâtre de Vidy

SPECTACLES

A Lausanne, la chorégraphe vaudoise Yasmine Hugonnet a offert avec «Seven Winters» une odyssée énigmatique et entêtante, bientôt à Paris, avant Genève. La comédienne Valérie Dréville, elle, épouse les ténèbres du butô japonais dans «Danses pour une actrice»

Alexandre Demidoff

Alexandre Demidoff

Publié mercredi 30 septembre 2020 à 19:43
Modifié mercredi 30 septembre 2020 à 20:43

Comme la nuit est entêtante, quand elle remue ainsi. Voyez la danseuse vaudoise Yasmine Hugonnet, son visage qui est une serpe, son regard cloué à on ne sait quelle étoile. Autour d’elle, au cœur du Pavillon du Théâtre de Vidy, cinq femmes, un homme, nus comme au tombeau, vibrants pourtant dans un silence de sépulcre. La pièce s’appelle Seven Winters, c’est la nouvelle création de Yasmine Hugonnet, cette artiste qui, depuis un fameux Récital des postures en 2014, sublime le moindre geste en énigme.

Pause donc, à ce moment-là de Seven Winters, spectacle qui était à l’affiche jusqu’au 27 septembre à Lausanne et qui revivra en octobre au Festival d’Automne à Paris, une reconnaissance en soi. On oublie alors ces passantes à l’air absent, leur façon cérémoniale de s’accorder, d’habiter à deux la bulle de la mélancolie, de se fondre dans une temporalité cotonneuse, avant de s’égailler, à l’improviste, comme des chevreuils surpris par un loup. On oublie aussi l’envoûtement que produit ce chassé-croisé, cette nudité désarmante, ce feu pâle qui sous-tend la parade, toutes ces mains qui se rassemblent soudain en tricot, histoire de jouer l’union sacrée.

On oublie tout, parce qu’on est saisi par Yasmine Hugonnet, figée comme sur la banquise, bouche cousue toujours, mais fissurée de l’intérieur, on le devine, par un courant. Une lave, l’eau vive des larmes, un aveu qui serait une musique. Toutes ces fuites à la fois. Car voilà qu’un chant monte et c’est une confession.

Saison de glace

D’où vient-il, ce lied de Schubert, extrait du bouleversant Winterreise? De quel puits sortent-elles, ces paroles argentées de pèlerin? Du corps de l’artiste, oui, qui se met à résonner comme une crypte. On se rappelle alors qu’elle a ce talent de saltimbanque, qu’elle est ventriloque et que c’est en soi une façon de manifester que tout chante en elle, même sous la cloche de son mutisme.

La prouesse serait anecdotique si elle ne s’inscrivait pas dans une architecture subtile, celle d’une œuvre où chaque pas est une tentative de briser la glace, de reconstituer la chaîne des fraternités, de poursuivre, en cortège, un voyage en hiver. Dans sa clairière – de grandes tentures blanc cendré délimitent la chrysalide –, la chorégraphe met des figures sur cette saison de glace qui est la nôtre, celle où il n’est plus question que de gestes barrières. Et tant pis pour toutes ces embrassades, tous ces baisers à jamais volés.

La danse comme art de la présence

Comme la nuit est entêtante quand elle remue ainsi (bis). Le chorégraphe français Jérôme Bel offre à la comédienne Valérie Dréville une randonnée dans le sillage des artistes qui ont libéré au XXe siècle la danse de ses obligations mondaines, qui en ont récrit la grammaire et l’épopée, qui l’ont imposée comme un art de la présence et plus seulement une démonstration de virtuosité. A la Salle René Gonzalez, celle qui a incarné Phèdre de Racine à Vidy déjà et Médée, sous la direction du Russe Anatoli Vassiliev, se contente d’être elle-même, une terre d’aventure en soi.

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Elle s’adresse à vous donc, sur la scène vaste comme une crique, meublée d’une table où patientent un iPhone et une console miniature. C’est elle qui réglera le volume de la musique, elle qui veillera au timing de chaque chapitre, comme pour signifier l’essence d’une certaine danse contemporaine: l’interprète est le sujet de son mouvement, qui est parfois le reflet de son être.

Valérie Dréville se rappelle un Monsieur Schwartz qui, dans le Pontoise de son enfance, n’était pas tendre avec la petite ballerine qu’elle était. Elle esquisse des arabesques de fortune. Dans un moment, elle s’appropriera l’esprit de spectacles qui tournent en boucle dans les mémoires, Café Müller par exemple de Pina Bausch. Sur la musique d’Henry Purcell, des doigts recouvrent un visage, une tête chavire comme sur le billot: tout est dit alors d’un chagrin sans rémission.

Ode utérine

La part de feu de cette pièce exigeante célèbre Kazuo Ôno (1906-2010), cet ex-soldat qui déclarait, à la fin des années 1950, la guerre à l’Occident et choisissait pour cela la voie du butô, c’est-à-dire des ténèbres. Valérie Dréville, magnifique, s’y engouffre et il faut voir alors sa silhouette s’enfoncer, aura balbutiante sur fond cosmique, au plus près d’une origine où plus aucun corps ne va de soi. Il fallait entendre aussi, l’autre soir, cette pluie intermittente qui a crépité à ce moment-là, comme pour accuser le caractère hallucinant de cette éclipse.

Dans ce même lieu, en 2009, l’acteur Jean-Quentin Châtelain délivrait Ode maritime, ce fantasme d’océan signé Fernando Pessoa. Le metteur en scène Claude Régy dirigeait cette odyssée sur la jetée, léchée par l’encre noire de la cruauté. Valérie Dréville, qui a beaucoup joué pour lui, a voulu aussi le saluer à travers Kazuo Ôno. Ode utérine au fond. Mais la pluie passe toujours en rafale sur le théâtre. C’est le tam-tam d’où procèdent toutes les danses.


«Danses pour une actrice», Lausanne, Théâtre de Vidy, jusqu’au 3 octobre, rens. www.vidy.ch; «Seven Winters», Genève, Salle des Eaux-Vives, du 11 au 13 décembre.

Lien: https://www.letemps.ch/culture/danse-sacrees-ombres-theatre-vidy