A Genève, une nuit d’oracles avec la danseuse Yasmine Hugonnet
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La chorégraphe romande sonde le mystère de la ventriloquie dans «Les Porte-Voix», pièce joliment troublée à l’affiche du Théâtre Saint-Gervais à Genève de jeudi à dimanche

Publié mardi 6 décembre 2022 à 20:41
Modifié mercredi 7 décembre 2022 à 08:24
Sacré Cincinnatulus! Il vous habite peut-être à votre insu. Qui ça? Un démon frisé et bavard qui jadis empruntait la bouche d’une certaine Jocaba pour se faire entendre et qui depuis personnifie la ventriloquie. Avec le temps, il a connu d’autres girons, d’autres corps ultra-sensibles. Il a ses adresses, ce diable a du goût.
La danseuse et chorégraphe Yasmine Hugonnet est du cercle des élus. Selon l’humeur, elle permet à son Cincinnatulus de parler comme malgré elle. L’artiste romande est ventriloque. Ce don est le sujet et la matière d’une nouvelle création joliment troublée, Les Porte-Voix, au Théâtre Saint-Gervais à Genève dès jeudi, après le Théâtre de Vidy et avant La Chaux-de-Fonds au printemps.
Une pièce aboutie, donc? Oui, en grande partie, malgré le sentiment parfois d’un exercice de style appliqué, l’impression que plus concentré, le spectacle serait plus pénétrant. Yasmine Hugonnet remonte à l’origine d’une sorcellerie. Elle la documente et la fantasme à la fois. Elle sonde la source et, dans cette recherche, dévoile une anatomie insolite, fidèle à la rigueur dissidente d’un fameux Récital des postures qui la lançait en 2014.
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Sur scène, les danseurs Matthieu Barbin, Ruth Childs, Madeleine Fournier et Yasmine Hugonnet en personne s’extraient d’un antre préhistorique, osselets blancs géants – œuvre de Nadia Lauro – qui évoquent tout aussi bien un repaire préhistorique que l’oreille d’un titan. Ils sortent du conduit auriculaire, pull bleu encre, short sombre, pieds nus de pèlerins. Dans leurs figures extatiques passe l’éclat d’une légende.
Ecoutez-les. Il fut un temps, dit l’une, où une femme conversa avec les morts. Il fut un temps, poursuit l’autre, où cette élue surprit en elle l’esprit du python. Il fut un temps, profère encore une autre, où le python donna naissance à la pythie. Il fut un temps, disent-ils en chœur, où la parole de la pythie fut sacrée, parce qu’elle était celle des dieux.
Corps polyphonique
Ouvrir le cercle des présents aux absents. Défaire la frontière qui sépare le vivant du mort. C’est cette aventure intérieure que déploient les interprètes. Les bras levés, l’une crie et crisse comme une possédée. A un moment, des aliénés, soudain gamins, se crachent à la figure une présence obscure, comme pour la partager. A un autre, et c’est très beau, l’une pose une main sur le ventre d’une camarade, sur son flanc, sur sa nuque et en libère des voix.
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C’est la fable d’une libération et d’une affirmation: le corps est polyphonique; le sujet n’est pas univoque mais éclaté, dysharmonieux. L’épilogue donne l’enjeu de l’affaire.
Tour à tour, trois pythies en puissance se lovent dans les bras de Yasmine Hugonnet, comme pour se délester du poids d’un secret. Ces somnambules sont devenus oraculaires. Ils ont des visions qu’ils déclinent en roulant sur le sol, andante. L’un souffle qu’il aperçoit une grotte dans laquelle il n’y a plus aucune domination entre les hommes et les femmes. Ruth Childs raconte qu’elle voit un livre d’images et dans ces images, des hommes et des femmes qui en contiennent eux-mêmes d’autres. Le corps comme maison hantée.
Tout est dans cette fugue finale. Yasmine Hugonnet y formule une idée qui est son idéal de chorégraphe: aménager l’espace intérieur est son dessein, celui d’où procède sa chanson de geste. Cincinnatulus est un démon de bon conseil. Il a de belles nuits devant lui.
«Les Porte-Voix», Théâtre Saint-Gervais, Genève, du 8 au 11 décembre; Centre de culture ABC, La Chaux-de-Fonds, les 23 et 24 mars 2023.