Yasmine Hugonnet explore avec malice son histoire dans un cabaret ventriloque et dansé, intitulé «Les Porte-Voix».
VENTRILOQUIE • Tour à tour oracle et possédée, poète spirite ou magicienne fascinante, le ventriloque, littéralement la voix du ventre, impressionne. Yasmine Hugonnet explore avec malice son histoire dans un cabaret ventriloque et dansé, intitulé «Les Porte-Voix». Les quatre interprètes évoluent dans un espace poétique et ouvert, créé par l’artiste scénographe Nadia Lauro. Le projet se construit autour de multiples scènes, dansées, parlées et chantées, des espaces de solitude ou de chœur.
L’oralité des Porte-Voix naît à la croisée des langages physiques et verbaux. Elle (dé)joue le rapport entre une chose et son nom, un geste et un mot qui créent peut-être une nouvelle image. La question est finalement: quelle place avons-nous pour nous laisser surprendre, pour inviter en nous de nouvelles images? Le projet s’intéresse à l’imaginaire et aux mythes et à ce qu’ils véhiculent. Et la ventriloquie permet de mettre en jeu, sur scène, cette danse de nos perceptions que nous pouvons remettre en mouvement.
Du 9 au 13 novembre, Théâtre de Vidy, Lausanne. www.vidy.ch
Publié le 14 novembre 2022 à 12h49 Mis à jour le 14 novembre 2022 à 13h47
Rentrée créative à Lausanne avec trois spectacles où s’affirment les démarches de créateur·rices aussi différent·es et singulier·es que Yasmine Hugonnet, Philippe Saire et Steven Cohen.
Les Porte-Voix de Yasmine Hugonnet
Avec Les Porte-Voix, la chorégraphe Yasmine Hugonnet propose un cabaret ventriloque dans la salle Pavillon du théâtre de Vidy. Sur scène, les quatre interprètes évoluent entre les sculptures patinées d’un ossuaire géant et mouvant. La scénographie de Nadia Lauro évoque les formes stylisées d’un crâne, d’une série d’os et d’une mandibule. L’espace s’accorde à l’ambition de se lancer dans une archéologie des rapports entre la voix et le corps. Proposant un retour aux sources de la ventriloquie, le spectacle rappelle l’usage qu’en faisait la Pythie de Delphes pour prédire l’avenir. La pièce témoigne d’une pensée proliférante, ouvrant son propos à la place de la parole des femmes dans l’histoire comme la préhistoire.
Les Porte-Voix, chorégraphie et conception Yasmine Hugonnet. Du 8 au 11 décembre, Théâtre St-Gervais, Genève (Suisse). Les 14 et 15 mars 2023, Biennale de danse du Val de Marne, Atelier de Paris
Un vase, une outre, un récipient, un panier… Tels les corps des femmes, d’où résonnent leurs voix et se déverse le langage.
Ce cabaret ventriloque (sous-titre du spectacle) est un récit enrichi, vocal et chorégraphique, des origines de la ventriloquie. Y est démontré le talent et l’art antique de l’articulation d’une voix différente de celle pratiquée d’ordinaire: sans bouger les lèvres, semblant prendre source dans le ventre même de la personne qui la pratique. Une illusion d’où naîtrait une langue spécifique, précise la chorégraphe. L’habileté des quatre artistes est telle qu’iels vont jusqu’à chanter, grogner, crier, murmurer, tout se mouvant en une subtile chorégraphie (au cordeau!). Alors langages corporels et vocaux se mêlent, brouillant leurs origines et entrelaçant leurs substances, où gestes, postures et voix se rencontrent.
Les récits se succèdent, étonnants et drôles, teintés de magie ou de sorcellerie. La Pythie est possédée par d’étranges vapeurs, les vocalises se font gutturales, rocailleuses tandis que les corps s’agitent. Une voix d’enfant dans un lieu millénaire fait surgir une paléontologue qui déglingue le mythe du chasseur de mammouth. Nos esprits et nos grottes en sont atteints. Où donc est-elle celle qui cueille et récolte et ramène, celle qui célèbre l’histoire vivante et non tueuse?
L’unisson d’une mélodie chantée en choeur rassemble et porte la voix collective, pour autant chaque parole est formulée et entendue dans cette langue ventriloque où ce qui est dit l’est par/pour un.e autre. Les postures sont doublées de même, induisant un effet miroir et échoïque.
La remarquable scénographie de Nadia Lauro évoque un univers minéral et d’une pureté absolue. Ce pourrait être la caverne autant que le reliquat d’un ossuaire préhistorique. Ces quelques structures sont déplacées imperceptiblement durant la pièce sans qu’on ne le réalise tout à fait. Et l’espace se module à notre insu, à l’image de ces voix impalpables et pourtant sonores.
Dans la droite ligne de ses recherches et de ses pièces précédentes, Yasmine Hugonnet poursuit son travail minutieux sur la perception. Elle est lauréate du Label + romand avec son projet Les Porte-Voix.
Quelle belle image que cette Gaïa tenant l’humain dans ses bras, l’écoutant attentivement, puis le laissant rouler au loin. L’humain qui en contient d’autres, ce contenant qui a toujours de la place à l’intérieur.
Portrait » On s’était demandé ce que pouvait bien signifier La peau de l’espace, pièce chorégraphique que Yasmine Hugonnet créait et interprétait en 2021. Avant d’aller voir ce spectacle au titre cosmique, on imaginait donc une réflexion sur l’au-delà, dans le meilleur des cas; et dans le pire, un propos boursouflé sur la détérioration de la couche d’ozone et sur le changement climatique. Surprise: rien de tout cela dans ce solo, aussi atypique qu’envoûtant, pour lequel la danseuse et chorégraphe vaudoise recevait le 21 octobre dernier un Prix suisse de danse 2022. «La peau» du titre est la sienne, la nôtre, celle qui frôle l’air, ou si l’on préfère l’espace vide, lorsque nous nous déplaçons ou gesticulons. Vous y pensez, vous, à chacun de vos mouvements? Moi, pas. Pour rendre donc ce frôlement tangible, Yasmine Hugonnet va le commenter avec des mots, l’expliquer. Son solo dansé est parlant. Elle y raconte, entre autres, l’expérience de l’astronaute américain Musgrave, dont le corps flotte dans l’espace. L’homme a l’impression qu’il n’existe plus, et cela lui procure une immense sensation de liberté.
Vous y pensez, vous, à chacun de vos mouvements? Moi, pas
Chagall, qui n’était pas astronaute, avait depuis longtemps compris la fascination que peut exercer sur le public des corps en apesanteur. Et Yasmine Hugonnet, qui n’est pas Chagall, sait néanmoins que la danse est une question de postures. Elle a d’ailleurs consacré à celles-ci un récital (Le Récital des postures, 2014). Seule en scène là aussi, elle pliait et dépliait son corps, réservoir de vibrations qui, tel un instrument de musique, libérait dans l’espace ses mouvements.
Un coup violent
«Arts mouvementés» s’appelle sa compagnie. On pourrait y ajouter «pensées mouvementées», tant la réflexion de Yasmine Hugonnet est dense. Un déferlement d’idées maîtrisé par des chorégraphies à l’architecture soignée. On peut s’amuser à réunir en une phrase quelques titres de ses pièces, reflet d’un appétit robuste et délicat à la fois: faire La traversée des langues, c’est écouter Les porte-voix, c’est Se sentir vivant… Il y a du dynamisme chez celle qui avoue avoir beaucoup voyagé et avoir tiré de ses pérégrinations un bel enseignement. Dans le désordre: les Etats-Unis, les Pays-Bas, l’Afrique, Taïwan et Paris bien sûr, passage obligé pour une artiste francophone si elle a envie de rayonner. Au Conservatoire national supérieur en danse contemporaine, elle entre donc à la fin des années 90. Trois ans de formation, un 3e prix de danse mais pas de diplôme.
«J’ai été éjectée parce que j’avais fait un pas hors du Conservatoire, par besoin de création. J’ai monté une pièce et l’on m’a dit: tu as voulu fonctionner sans l’institution, eh bien, tu vas continuer sans elle! J’ai donc perdu des possibilités de perfectionnement. Le coup était violent, mais il a stimulé mon envie d’indépendance. Je suis partie à Taïwan, j’avais un projet, j’ai fini par travailler là-bas avec des non-voyants», confie-t-elle.
Une expérience intéressante et une période riche en projets, avec la création, en ce début des années 2000, du collectif Synalèphe. «Je l’ai fondé avec un ami. Nous avions à ce moment-là un credo: monter des pièces dans divers pays en travaillant avec les populations locales. Nous voulions un rapport différent aux gens, à la création, des échanges interculturels plus solides.» Prendre du temps dans chaque pays, éviter la névrose des tournées! «Nos proches s’inquiétaient. Mais vous êtes fous, nous disait-on, vous allez vous perdre, plus personne ne croira en vous!»
Les porte-voix.Anne-Laure Lechat
Pas une sorcière…
Les pronostics se sont révélés faux. L’audace a donné de beaux fruits. «A force de travailler dans différentes ambiances et contextes, j’ai acquis un certain savoir qui m’aide encore aujourd’hui», dit-elle. Des cours de philosophie et d’art, suivis par correspondance, ont sans doute étoffé la curiosité de la chorégraphe. Un horizon élargi, ouvrant parfois sur des phénomènes étranges. La ventriloquie par exemple, sujet de sa prochaine création au Théâtre de Vidy, Les porte-voix. «J’ai déjà utilisé ce mode d’expression dans d’autres spectacles, dont Chro no lo gi cal. Mais dans cette nouvelle pièce, je m’intéresse à l’histoire de la ventriloquie, à son évolution.» Sur scène, quatre danseurs-interprètes, dont elle-même. «Parler dans un corps visiblement muet est une énigme. Autrefois, les gens pensaient que les ventriloques portaient en eux un démon, les femmes ventriloques étaient d’ailleurs traitées de sorcières.»
«A force de travailler dans différentes ambiances et contextes, j’ai acquis un certain savoir qui m’aide encore aujourd’hui» Yasmine Hugonnet
Paroles avalées, voix cachées. Les origines de la ventriloquie remontent à l’Antiquité grecque et aux oracles de la tragédie. Tout un théâtre! Yasmine Hugonnet, qui n’a rien d’une sorcière, pratique cette expression atypique depuis quelque temps déjà. Elle a commencé avec sa fille quand celle-ci a prononcé ses premiers mots. «Je l’imitais en produisant des sons en moi», lâche-t-elle.
Les porte-voix, Théâtre de Vidy-Lausanne, du 9 au 13 novembre, puis tournée romande
Au cœur de la respiration vitale de Yasmine Hugonnet
Avec «Chro no lo gi cal», son dernier spectacle présenté au Théâtre de Vidy, la chorégraphe vaudoise poursuit son exploration d’un mystérieux corps intérieur.
Corinne Jaquiéry
Publié: 16.11.2018, 14h22
Parfois le temps semble s’étirer jusqu’à la rupture tant les mouvements s’articulent avec lenteur.DR/ANNE-LAURE LECHAT
C’est d’abord comme un bourdonnement lointain, puis un om profond, le son de l’Univers. Il semble provenir de partout et de nulle part malgré la présence hiératique de trois femmes dont les bras jouent les sémaphores. Yasmine Hugonnet, Ruth Childs et Audrey Gaisan Doncel, droites comme des i, visage figé et bouche fermée, sont en train d’écrire, en habiles ventriloques, la partition d’un étrange concert choréo-graphico-musical.
Une fascination s’exerce
Au fil des sons, gazouillis enfantins, onomatopées gutturales ou monologue indistinct, chaque corps vibre, s’étire vers le ciel et s’évase. Les bruits qui s’en échappent rythment les différentes postures, ou est-ce le contraire? La fascination s’exerce, même si parfois le temps semble s’étirer jusqu’à la rupture tant les mouvements s’articulent avec lenteur.
Et quand, après une respiration spectaculaire, les danseuses reviennent, l’une nue (Ruth Childs), les autres revêtues de robes Renaissance à collerette, on ne peut s’empêcher de penser au tableau de cet auteur inconnu de l’École de Fontainebleau, peint autour de 1594, où l’on voit Julienne d’Estrées, nue au côté de sa sœur Gabrielle dont elle pince le téton. L’objet d’un mystère et de questionnement infini… C’est aussi celui du spectateur de «Chro no lo gi cal» qui s’interroge devant l’irruption du XVIe siècle au cœur d’une dramaturgie très contemporaine. Marquage temporel inattendu, il symbolise une traversée du temps, comme la traversée des langues qu’avait entreprise Yasmine Hugonnet dans un précédent solo. C’est d’ailleurs elle qui, étendue nue sur le sol, ponctuera d’un trait blanc final cette étonnante écriture corporelle et sonore perpétuée jusqu’à la diffraction phonétique avec ses deux complices.
Une artiste radicale
Parfois rebutant par son austérité et quelques errements, «Chro no lo gi cal» ne peut laisser indifférent tant est forte la sensation de participer à une exploration chorégraphique hors du commun.
Depuis son solo «Le récital des postures», récompensé par le Prix suisse de création actuelle 2017, la chorégraphe vaudoise de 39 ans ne cesse de surprendre en emmenant les spectateurs dans ses voyages intérieurs, au cœur même de la respiration vitale. Pour «Chro no lo gi cal», elle s’est intéressée à tous ses microscopiques mouvements nécessaires à la réalisation d’un geste, «ces suites chronologiques d’actes invisibles». Pour elle, l’art créatif est à cet endroit-là: connaître les étayages articulaires et les chronologies motrices qui composent le geste, pour pouvoir jouer avec, les contredire, en débrayer le cours ou la vitesse, et écouter comment elles l’engagent émotionnellement.
Considérée aujourd’hui, en Suisse et à l’étranger, comme une des artistes les plus intéressantes et radicales du moment, Yasmine Hugonnet suit une ligne exigeante où l’extrême connaissance de soi ouvre les perceptions de tous vers l’humanité originelle. «Chro no lo gi cal» est à voir ou revoir dans le cadre du Festival Programme commun, à Lausanne, du 27 mars au 7 avril 2019.
Yasmine Hugonnet, chronologie dʹune danse / Nectar / 25 min. / le 6 mai 2019
Du 15 au 28 mai, l’Association Danse Neuchâtel (ADN) offre un festival à la danseuse et chorégraphe romande Yasmine Hugonnet. L’occasion de découvrir une danse qui ajoute la parole ventriloque au geste.
Trois femmes. Trois danseuses face à nous. Les jambes sont immobiles, le torse droit, la tête comme fichée sur les épaules. Raides et affirmées comme des i majuscules. Mais voici que leurs bras se mettent à bouger. Des métronomes? Des sémaphores? Plutôt des pendules ou des aiguilles de montre puisque ce spectacle se nomme « Chro-no-lo-gi-cal ».
Toutefois, ce qui frappe le public, ce n’est pas ce mouvement mécanique, c’est le son. Il semble sortir de nulle part, flotter dans les airs, tourner dans la salle comme une nappe de brume. Les danseuses nous parlent. Elles chantent. Sans que leurs lèvres n’esquissent le moindre mouvement. Ruth Childs, Audrey Gaisan Doncel et Yasmine Hugonnet forment un trio de ventriloques.
« Chro-no-lo-gi-cal » de Yasmine Hugonnet. [Anne-Laure Lechat – yasminehugonnet.com]
Un spectacle déroutant
« Chro-no-lo-gi-cal » de Yasmine Hugonnet. [Anne-Laure Lechat – yasminehugonnet.com]Dans le public, la tension est palpable. Il y a de la fascination devant l’étrangeté. De la gêne aussi, manifestée par quelques rires incontrôlés. « Chro-no-lo-gi-cal » déroute. Une phrase à prendre à la lettre. Ce spectacle quitte les chemins usuels de la danse pour nous emmener sur un terrain inédit.
Il y a de la poésie sonore et de la musique contemporaine dans cette manière de varier à l’infini un même motif sonore, de tisser un tapis de sons formés notamment par les syllabes du titre de ce spectacle. Alors, cette nouvelle création de la danseuse et chorégraphe Yasmine Hugonnet: spectacle de danse sonore ou concert de musique en mouvements? On ne tranche pas. La créature est hybride et c’est bien ainsi.
Le corps en mouvement
Depuis 2017 et son « Récital des postures », Yasmine Hugonnet mène entre la Suisse romande et Paris une carrière aussi singulière qu’internationale. Singulière car elle redonne à voir le corps et l’essence même du geste dans ces créations qui invitent la lenteur, la suspension du mouvement, la nudité et la parole.
Rien de provocant dans cette démarche pensée et vécue comme un retour aux fondamentaux des arts de la scène: la danse, c’est un corps en mouvement. Essayons, ensemble, de le regarder à nouveau, suggère la danseuse. Dans toute sa simplicité et son essence première. L’intérêt international est d’autant plus marqué que Yasmine Hugonnet peut aisément rejoindre des programmations de danse comme des festivals de mime, des manifestations d’art plastique et désormais des festivals de musique contemporaine.
Le son est vibration
La danse de Yasmine Hugonnet s’imprègne de philosophie, d’anatomie, de recherche spirituelle. Elle convoque les anciens, Lucrèce ou Dante. Ses propositions tiennent de l’expérience commune pour les interprètes comme pour les spectateurs. En y ajoutant la parole ventriloque, elle rappelle aussi que le son est vibration, mouvement et que la danse est affaire d’extérieur comme d’intérieur. Là, tout au fond du larynx des trois danseuses de « Chro-no-lo-gi-cal », des cordes vocales dansent un ronde à la gloire du temps qui passe.
Thierry Sartoretti/mh
Zoom Yasmine Hugonnet à Neuchâtel dans le cadre de la saison « Hiver de danses » de l’ADN.
Le 15 mai, extraits du spectacle « Se sentir vivant » au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel.
Le 20 mai, atelier public intitulé « Le Temps – le Vivant » au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel.
I danzatori in certi momenti si accalcano tutti in scena, disponendosi in linee, magari curve, intrecciandosi, concentrandosi in sculture di carne, in murales viventi, in umani affreschi, in tableaux che presto si sciolgono per continuare a disseminare il palco di simmetrie e rispecchiamenti, di similitudini e contrasti, con lentezza tra una figurazione e l’altra, lasciando allo spettatore il tempo di far depositare la visione e anche margini sottili di noia, ma pure di attesa che qualcosa da questo minimale accadere si manifesti ancora. Hugonnet fa finire la performance con alcune figure raddoppiate alle spalle, ridotte quasi a umane marionette agite da umani marionettisti, pronte a rovesciare i ruoli.
In un altro mondo siamo con Seven Winters della coreografa svizzera Yasmine Hugonnet. Due donne nude in scena, una di fronte agli spettatori, l’altra di spalle. Prima immobili, ripetono poi simmetricamente lo stesso gesto, per vari minuti. Entrano vari altri danzatori. Sul palco si compongono altri gruppi di due interpreti che riproducono le rispettive posture e movimenti, con varie disposizioni nello spazio, con differenti entrate e uscite, con corpi nudi o vestiti, nudi e vestiti.
Magico, definiva una rivista questo minimalismo che scava le possibilità di relazione, aprendo continuamente una domanda su cosa di meraviglioso può avvenire con poco o niente. Con quel poco o niente che è il nostro corpo, capace nella ripetizione, nell’intreccio, nella compassione, nella relazione, di rivelare all’improvviso apparizioni uniche, inaspettate, trasportanti.
La danza che poco danza, che si pone come scavo del corpo e dello spazio, che ne esplora limiti, possibilità, proiezioni, amplificazioni, chiusure, in poche parole malie, si rivela in questo caso un alfabeto che con poche lettere è capace di aprire la strada verso sintassi infinite, misteriose, tutte da scoprire oltre ogni limite grammaticale.
L’ultima fotografia, di Anne-Laure Lechat, ritrae un momento di Seven Winters.
L’espace est au centre de la danse, qui en est une exploration infinie. Avec Yasmine Hugonnet, cette recherche se fait sensible et sensorielle. La peau de l’espace est affaire de caresse, de contact. Quelque chose de presque impudique comme un rapport secret que l’on se découvrirait avec ce qui passe habituellement inaperçu. Cet espace est au centre, mais aussi autour et entre les corps formant de fait un autre corps. Cet espace est aussi en nous, comme l’expérimente Yasmine Hugonnet, allongée au sol, dans un fuseau bleu électrique surmonté d’un juste-au-corps bleu marine : équipée de capteurs, sa respiration normalement silencieuse est sonorisée, amplifiée. C’est étrange car ce flux organique surgit comme déréalisé, déterritorialisé. On se met à entendre autre chose que des expirations et des inspirations, plutôt une expérience d’hydrodynamique dans une tuyère de l’industrie aéronautique. On perçoit le sifflement, c’est à dire le frôlement de l’air sur cette autre enveloppe qui constitue notre intérieur. Cette mécanique des fluides se prolongera par une mécanique du corps, du mouvement, Yasmine Hugonnet se relevant et effectuant des mouvements de chaînes musculaires, articulaires précises, isolées, dans une mécanique machinique, le souffle sonorisé s’apparentant désormais à celui de la machine à vapeur. Le corps se fait outil, les angles se font droits, il y a la précision de l’horlogerie suisse dans ce rendu, où les parties du corps s’agencent en succession d’ajustements et d’équilibres.
La peau de l’espace parcourra sa seconde partie comme une conférence, les mots de Yasmine Hugonnet se déroulant comme autant de protocoles expérimentaux que son corps effectuera devant nous. Un certain rapport pédagogique s’instaurera avec la légèreté ironique de l’autodidacte. Yasmine Hugonnet zoome sur un bras, sur l’écart tenu entre deux mains, et pour la première fois l’épaisseur de l’espace n’est plus un vain mot, pour la première fois nous en prenons effectivement la mesure, nous en saisissons la texture, doublées de leur matrice temporelle. Dans notre espace empreint de gravité, la question du poids des corps s’invitera également. Yasmine Hugonnet se mettra la tête en bas dans sa soucoupe formée de deux simples chaises et nous parlera de l’espace non gravitationnel des astronautes. L’apesanteur, cette sensation particulière, étrangère à notre destin de terrien, comme si « notre corps n’existe plus ». Affranchi donc, mais privé d’existence.
Dans cette déambulation physique (au sens de la discipline scientifique), Yasmine Hugonnet effectue à chaque instant un pas de côté, construit par la lenteur de ses mouvements et par le regard qu’elle porte sur eux, comme si elle s’en extrayait. C’est ce délicat et précieux changement de référentiel qui fait de La peau de l’espace une cosmologie de l’être au monde, une expérience à portée de corps humain, et en toute modestie, des lois qui régissent l’univers.
Stéphanie Bayle Création Lumières Dominique Dardant Aide à la recherche Charlotte Imbault
Construction des décors Théâtre Vidy-Lausanne ▼ Administration Violaine DuPasquier Diffusion et production Jérôme Pique
Textes :
Yasmine Hugonnet
Extraits de conférences et textes de Claudine Cohen
Extraits du livre Le Ventriloque, Ou l’Engastrimythe, Abbé de la Chapelle 1772
Autres sources en cours
Production Arts Mouvementés
Coproduction
Théâtre Vidy-Lausanne ▼ – Label + Romand Arts de la Scène – Théâtre St Gervais – LAC – Centre de culture ABC et ADN, Danse Neuchâtel – Place de la Danse CDCN Toulouse – La Briqueterie CDCN Val de Marne – Atelier de Paris CDCN
Avec le soutien de
Pro Helvetia – Corodis – Ernst Göhner Stiftung – Loterie Romande (en cours) La compagnie Arts Mouvementés bénéficie d’un conventionnement conjoint avec le Canton de Vaud et la Ville de Lausanne ; Label + Romand Arts de la Scène (Lauréat 2020)
NOTE D’INTENTION
La création s’adresse à chacune et chacun, lecteur·rice·s et interprètes des signes du monde que nous sommes toutes et tous. Les quatre interprètes des Porte-Voix évoluent dans un espace poétique et ouvert, créé par l’artiste scénographe Nadia Lauro. Le projet se construit autour de multiples scènes, dansées, parlées et chantées, des espaces de solitude ou de chœur.
L’oralité des Porte-Voix naît à la croisée des langages physiques et verbaux. Elle (dé)joue le rapport entre une chose et son nom, un geste et un mot qui créent peut-être une nouvelle image.
Les signes produits (mots, gestes, expressivité) sont séparés dès qu’il y a « parole immobile », qui est une forme de ventriloquie : une parole qui surgit sans visage qui l’exprime et sans adresse. Alors les signes entrent dans un jeu de cohésion ou d’entrechocs les uns avec les autres, ils se cachent et se montrent dans un tissage mobile, dans une forme de flottement ou même de danse du « sens ».
Ce spectacle explore aussi les sources de la ventriloquie, à travers notamment la figure presque mythique, archaïque, de l’oracle : une forme de Porte-Voix du divin ou des morts, à l’image de la Pythie de Delphes. Le corps ventriloque, corps-médium parfois décrit comme « possédé » a en effet, historiquement, un statut particulier. Celles et ceux dont le corps est comme hanté·e·s par de « l’étranger » ont été admirés ou craints selon la perception de l’époque.
Par exemple, l’Abbé de La Chapelle* était un mathématicien français du XVIIIe siècle qui contribué à l’Encyclopédie, a inventé le mot « scaphandre » et a publié en 1772 « le Ventriloque, ou l’engastrimythe ». Il y décrit la ventriloquie comme « dangereuse » car elle aurait l’étrange pouvoir de « faire apparaître ». Or selon lui, une apparition véritable ne peut-être que miraculeuse – il suggère ainsi de distinguer les vraies des fausses et trompeuses « apparitions ».
La question est finalement : quelle place avons-nous pour nous laisser surprendre, pour inviter en nous de nouvelles images ? Le projet s’intéresse à l’imaginaire et aux mythes et à ce qu’ils véhiculent. L’exemple de nos représentations de la Préhistoire est par exemple assez explicite : pourquoi les femmes y sont-elles invisibilisées, les rôles sociaux déterminants ayant été très souvent attribués aux hommes dans de nombreuses fictions, conçues dès le XIXe par des savants ou des artistes masculins. Claudine Cohen, spécialiste de l’histoire de la paléontologie et des représentations de la Préhistoire, a brillamment montré ce biais masculin dans nos représentations de la vie préhistorique : le projet est nourri d’échanges avec cette chercheuse de renom qui elle aussi ce que nous voyons dans ce que nous regardons, ce que nous écoutons dans ce que nous entendons. La ventriloquie permet de mettre en jeu, sur scène, cette danse de nos perceptions que nous pouvons remettre en mouvement.
• INTENTIONS ARTISTIQUES
Toucher aux éléments de la construction d’une identité : pour en prendre conscience, pouvoir les déconstruire et jouer d’eux.
Les quatre interprètes de Porte-Voix forment un chœur de « je » qui se situe dans une langue multiple, tout aussi actuelle qu’ancienne, à la croisée de tous les langages. Cette langue de plusieurs corps, de plusieurs voix est celle de la ventriloquie. Elle donne plusieurs sens, éclaire sur nos constructions mentales, dépasse les schémas préconçus et ouvre une voie jusque-là inconnue.
À la lecture de A Cultural History of Ventriloquism de Steven Connor, la première figure de la ventriloquie est celle de la Pythie à Delphes. Une femme-oracle devient le médium de la parole des dieux. Elle se tient au-dessus d’une falaise, dont les vapeurs remontent au travers même de son corps entrant dans son vagin et ressortant par sa bouche.
Un point de départ pour Les Porte-Voix, mais aussi une continuité dans la volonté de poursuivre les recherches entreprises pour Chro no lo gi cal (2018), pièce qui donne à voir le mouvement de la parole, la voix voyageant à travers différents corps.
« Je suis intéressée par un endroit de travail à la frontière du spirituel et du politique où nous pouvons, avec humour, aborder des questions liées au féminisme, à la crise climatique, à l’amour, à la difficulté d’imaginer une organisation sociale dans un partage des richesse… Le travail sur le texte devra être réalisé en amont et sera composé d’un mélange de collectes et d’inventions. Le texte sera retravaillé pour devenir une langue ventriloque, c’est-à-dire une langue spécifique. »
Yasmine Hugonnet, novembre 2019.
Les Porte-Voix est une pièce qui repose sur plusieurs données.
C’est un récital dont la composition est organisée en diverses séquences, ou chansons avec des thématiques particulières à chaque fois. Le quatuor des Frères Jacques peut être une référence comme forme de composition qui entre mêle le sens des mots et des signes chorégraphiques.
C’est l’idée de travailler des voix aux timbres qui sont proches. Comment se fondre en un chœur tout en gardant des moments d’individualisation ? Le corps d’une personne n’est pas seulement l’auteur de la parole, il est en est l’émetteur, le récepteur, l’écho, et bien sûr parfois, la source. Nous sommes d’abord un cœur. D’une personne à l’autre, la matière chorégraphique et vocale est l’expression même de la circulation de la parole et de l’émotion entre les interprètes. Une succession de mots résonne : échos, relais, déformation graduelle, traductions en plusieurs langues qu’il s’agisse de langues parlées, langues signées ou gestuelles.
C’est un travail sur les effets concrets de l’organisation de notre perception. La ventriloquie et les pratiques chorégraphiques d’isolation de Yasmine Hugonnet, en permettant de rendre visible et de matérialiser la perturbation sur l’organisation de notre perception sont des outils qui, par détours et décentrages constants, travaillent sur l’agissement de notre perception. Que se passe-t-il si quelqu’un·e est bougé·e et parle avec une voix qui n’est pas la sienne ? Si une main parle ? Si un geste résonne d’un corps à un autre ?
Les Porte-Voix s’articule autour du concept très concret de littéralement porter la voix, c’est-aussi bien la sienne que celle d’un·e autre, celle d’un collectif, d’un nous.
Extrait de l’entretien réalisé par Laure Fernandez intitulé « incorporer/excorporer.
Autour de Se Sentir Vivant de Yasmine Hugonnet », in O. Neveux et C. Triau (Dir.), Etats de la scène actuelle. Théâtre/Public, à paraître en septembre 2020
« De quoi, par quoi est-on habité ? Et plus encore peut-être : de quoi, par quoi est-on traversé ? Pour Yasmine Hugonnet, fondatrice de la compagnie Arts Mouvementés, basée à Lausanne depuis 2009, la ventriloquie est arrivée dans une fonction que l’on pourrait qualifier de somatique. Formée à la danse classique puis contemporaine au sein du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, la danseuse et chorégraphe s’intéresse assez vite à d’autres pratiques corporelles, comme l’improvisation et la danse-contact, mais aussi à la notion de « présences », à laquelle elle consacre une recherche universitaire. Ces différents appuis techniques et théoriques lui permettent par la suite de décrypter au plus près, par un long travail de quatre années en studio, la construction et la déconstruction du langage chorégraphique dans toutes ses composantes, et de nourrir une exploration approfondie du geste et de ses imaginaires. C’est dans ce cadre, et dans celui d’une recherche autour « du mouvement de l’attention » et de la posture « comme réservoir »[1] en particulier, que la voix apparaît assez intuitivement comme un nouveau terrain exploratoire.
La technique de ventriloquie, que Yasmine Hugonnet a développée en autodidacte non dans une visée théâtrale mais bien chorégraphique, liée à ce travail autour de l’attention et de la posture, n’a pas ou peu à voir avec celle par exemple transmise par le ventriloque professionnel Michel Dejeneffe à Jonathan Capdevielle pour Jerk. Loin de chercher une assise lui permettant de maintenir une ou plusieurs voix construites, Hugonnet, qui assiste au même moment aux premières tentatives de balbutiements de son enfant, travaille celles qui émergent comme une matière instable, un matériau « à malaxer »[2] tel un muscle qu’on masserait.
Ontogenèse du mouvement parlé
Pour Yasmine Hugonnet, chaque pièce est une manière de créer un lien entre des nouveaux savoir-faire, des techniques et des questions. Elles sont aussi la possibilité de développer des « manigances pour mettre en dialogue les langages, l’intérieur et l’extérieur »[3]. La ventriloquie a ainsi commencé au cours de longues séances de face à face avec un miroir, par une pratique se rapprochant de l’autohypnose. Le premier enjeu n’était donc pas de parler, mais d’essayer de « rester en un endroit qui n’existe pas »[4] : l’immobilité totale, atteinte par une plongée dans son propre regard.
Un travail sur des rythmes internes mais invisibles, comme le ventriloque produit des mots sans desserrer les lèvres. Qu’est-ce qui émerge à mesure que quelque chose en soi meurt ? Face au miroir, constater, noter, assister à tout ce qui se transforme sans que l’on ait vraiment l’impression de produire – imaginaire, muscle, temps, gravité, densité. La ventriloquie s’affirme comme cette technique qui se manifeste d’une résistance, d’une paralysie : trouver, comme un axe primordial et primaire, la manière dont la voix va quand même, va malgré tout sortir.
Plus qu’un exercice de dissociation, il s’agirait dès lors de se rendre disponible à la possibilité d’une réorganisation du corps, afin de reconstruire des hiérarchies, des focalisations. En cela aussi, la ventriloquie telle que pratiquée par Yasmine Hugonnet, diffère de ses enjeux habituels : laisser sortir la voix du dedans n’est pas ici la projeter vers l’extérieur, ni créer l’illusion qu’elle surgit d’un objet quel qu’il soit, mais bien saisir ce qui participe à laisser parler l’organe ou la partie, ce qui soutient, ce qui porte pour qu’une chose puisse s’éteindre tandis qu’une autre jaillit et devient le centre de l’attention – ventriloquité valant plus largement, on l’aura compris, pour son écriture chorégraphique : « à la fois isoler », décrit-elle, « mais non pour séparer : pour observer tous les liens tissés ». Pour sentir ce que suscite cette scansion et « laisser changer quelque chose alors que quelque chose ne change pas »[5]. La ventriloquie devient une « pratique de récolte » à « l’exigence dense », une possibilité de « donner le micro, que ce soit à un doigt, une main, un organe »[6] ; elle est un élément de la partition chorégraphique, au-delà de la voix, en ce qu’elle produit des intensités, des sens, des sensations, des rencontres et des fractures que glane et recompose l’interprète – dont le travail puise, selon la belle formule de Mathieu Bouvier citant Aby Warburg, dans une « réserve de “formules pathétiques” qui remontent de l’oubli »[7] :
À la regarder croître sous nos yeux, dans une lenteur où se précipitent parfois d’extrêmes vitesses, on assiste moins à la formulation d’un récit qu’à la formation d’une sculpture. Ta danse modèle le corps à partir d’une écoute singulière de sa vie organique, en tirant parti d’investigations ludiques dans les faisceaux de l’énergie et de la sensori-motricité. Et si ce travail “somatique” en vient à former des suites de figures, c’est moins en montrant leurs processions figuratives qu’en donnant à voir les processus de formation et les forces figurales qui travaillent la chair même de ces images.[8]
Les effets de ventriloquie, dans ce vocabulaire chorégraphique, ne seraient donc pas, une fois de plus, à entendre comme des jeux de dissociation ou de dialogues troublés[9] avec soi-même, mais bien d’in-corporation et d’ex-corporation nous amenant à déjouer les assignations, à reconsidérer les binarités. Ils mettent en jeu et donnent à voir non des états stables, mais des ontogénies, des transformations, des traversées pour reprendre le titre de l’un des soli. Ils nous invitent, comme l’écrit Yasmine Hugonnet décrivant ses recherches, à « écouter le “chant” d’une posture », à éprouver leur « vie étendue » – « sous les espèces d’un écho sonore »[10].
INTENTIONS CHORÉGRAPHIQUES
Photo : Anne-Laure Lechat – « Se Sentir Vivant » de Yasmine Hugonnet (2017)
Mon corps est une forme dans l’espace, qu’il soit passif ou animé de volonté Mettre sa conscience là où l’on ne produit rien Localiser et délocaliser Laisser se déplacer le mouvement du visible, à l’invisible de vos sensations ou de votre imaginaire Habiter ce que je produis sans volonté
Alimenter la volonté et l’oubli en même temps Résister au changement tout en laissant changer une part de soi Visiter toute posture, sans discrimination Articuler ce qui se meut entre le visible et l’invisible
Décider de ne pas bouger le corps ou l’une de ses parties est un acte fort, car il suspend le visible et provoque par la résistance physique engagée une autre activité dynamique, comme une réponse du corps et de la pensée. C’est dans ce dialogue entre production et réception, entre le visible et l’invisible, que j’aime à expérimenter. J’envisage le spectacle comme un espace de lecture de notre propre perception, du temps, de l’espace, du corps et des langages humains.
Mes outils pour parvenir à créer cette dynamique :
La Parole Immobile (forme de ventriloquie qui est née de la recherche chorégraphique du Récital en 2014)
La posture (situation formelle, expressive, psychologique, survivance de l’histoire et des représentations du corps humain)
Le mouvement (mouvement visible et mouvement invisible)
La durée
Le corps hétérogène ( corps questionné dans les polarité́ de visible invisible, de passif actif, et dans la hiérarchisation de ses parties).
Les notions que je viens de nommer ci-dessus sont les bases de ma pratique chorégraphique, elles s’appliquent de manière indifférenciée à l’usage du geste pour le corps, pour le visage et aussi pour l’émission de la voix.
Avec Les Porte-Voix, je souhaite aller plus loin qu’auparavant pour émettre une langue, une oralité spécifique issue de cette diversité très riche de langage dont disposent les humains. Cette envie vient après les diverses explorations de la ventriloquie dans mes précédentes pièces dont je peux ici tramer l’évolution schématisée :
Voix chantée invisible dans un corps figure pour Le Récital des Postures ;
Juxtaposition de 2 langages : signes gestuels réalisés avec les mains en rapport à un alphabet de mots et fictions textuelles créées dans l’état d’immobilité totale, pour La Traversée des Langues ;
Vie séparée du visage ou d’autres parties du corps tout en s’appropriant un texte classique : l’ouverture de la Divine Comédie de Dante en trois langues pour Se Sentir Vivant ;
Voix qui circulent entre plusieurs corps et dans l’espace pour Chro no lo gi cal.
Je souhaite entrer dans les modalités dynamiques de cette langue, en travaillant à mieux élaborer comment cette langue parcourt le corps en apparaissant soit en mots, soit en expressions soit en gestes. Tout ceci se trame bien évidemment dans une série très rapide de rebonds et déplacements. Il faut traquer les tressaillements qu’elle émet dans le corps ! Mais il s’agit aussi de préciser les enjeux sémantiques et thématiques qu’elle adresse.
• CHOIX ESTHÉTIQUES & INTENTIONS DRAMATURGIQUES
J’ai déjà explicité beaucoup de désirs et d’intentions précédemment ; peut-être puis-je ici nommer mon plaisir du mystère, d’une beauté étrange et imprégnée d’humour. J’apprécie le mélange de sources qui se préfigure dans le projet entre des voix antiques ou actuelles, jeunes ou âgées. Ainsi que la dimension postmoderne de collage qui va vibrer dans le contraste entre l’esthétique conceptuelle de l’actualité et de la préhistoire. Pour terminer, j’aimerais réaffirmer que le spectacle a cette merveilleuse capacité de nous réunir en assemblée, et c’est dans l’ambivalence entre le Récital et le véritable rituel que je souhaite nous embarquer.
Comment dépasser la construction de notre modèle sociétale empreint de dominations ? Une fine connaissance historique de notre passé révèle les stéréotypes et les schémas de notre époque. À l’exemple des recherches de Claudine Cohen, philosophe, historienne des sciences françaises et spécialiste de l’histoire de la paléontologie et des représentations de la Préhistoire :
« Supposer que les femmes étaient plus fines et plus petites relève là encore d’une vision déformée, influencée par nos représentations actuelles. Plusieurs fossiles ont ainsi changé de sexe. C’est le cas de la Dame rouge, découverte en 1823 au Pays de Galles par William Buckland. Pour ce pionnier de la paléontologie, cela ne faisait aucun doute : le squelette était celui d’une femme, non pour des raisons anatomiques, mais parce qu’il portait un collier. On sait aujourd’hui qu’il s’agit d’un homme du Paléolithique supérieur. C’est l’inverse pour l’homme de Menton, retrouvé à Grimaldi (France) en 1872. Entouré d’offrandes – donc estimé –, il ne pouvait être que mâle. Jusqu’à ce que la science le rebaptise… Dame du Cavillon. Ce n’est là que le début d’une longue liste de préjugés à réviser. »
Elle balaye par son savoir l’imaginaire que l’on se fait de cette période préhistorique. C’est en visitant la Grotte Chauvet 2 à Pont d’Arc, en Ardèche, l’été dernier, que j’ai découvert les mouvements critiques qui agitent actuellement la pensée de cette époque et qui bouscule nos présupposés. Ces mouvements impactent directement des questions d’actualité tels que le genre, le soin et la structure de la société.
L’évolution des dernières découvertes en Préhistoire indique que non seulement les femmes agissaient autant que les hommes pour la communauté mais qu’elles aussi représentaient le monde en peignant dans les grottes. Il semble que les humains prenaient grand soin des personnes handicapées qui pouvaient atteindre un âge très avancé, qu’ils pratiquaient le contrôle des naissances, disposaient de beaucoup de temps pour vivre sans travailler, appréciaient des ornements d’une grande finesse…
Les recherches actuelles confirment que les identités de genre et le modèle de société ne sont pas des invariants, mais bien des constructions. Que la manière dont nous avons jusqu’à peu mis des images sur les humains de la Préhistoire est un calque des rapports entre les genres de nos sociétés récentes. Peut-être la Préhistoire était-elle une société plus égalitaire qu’aujourd’hui, du point de vue genre et une humanité portée sur le soin plutôt que la brutalité ?
Le fait que nous ayons besoin de réinventer de nouvelles images pour une période très ancienne comme la Préhistoire m’apparaît être un moteur très joyeux de création et d’imaginaire. C’est un terreau porteur de tant d’évidences qui n’en sont finalement pas ! À l’appui de comportements machistes, l’homme préhistorique, sauvage et dominant prêtait une main forte figurale, nous pouvons aujourd’hui à l’appui de la science construire bien d’autres imaginaires de notre héritage humain !
La figure originelle de la ventriloque, comme Oracle perchée sur une falaise ou dans une grotte (Connor, Dummstruck: A Cultural History of Ventriloquism) qui médiatisait la voix des dieux vers les puissants, fait également un bel écho à ce lieu-dit de la Grotte : un lieu de culte et de représentation du monde.
La pièce Les Porte-Voix est l’occasion d’une troisième collaboration avec la scénographe Nadia Lauro qui a conçu la scénographie des pièces Chro no lo gi cal et Seven Winters. Pour Chro no lo gi cal, elle imaginé une scénographie constituée de 3 niveaux descendants, de la face vers le lointain de la scène, qui prolongent la pente du gradin public vers le lointain. C’est un paysage métaphysique, un lieu intemporel, une sorte d’architecture géothermique. Les ronds de fumée s’échappent des dessous. Poussières et petites fumées font écho à l’immatérialité des voix ventriloquées qui habitent les lieux.
Pour Seven Winters, créé en 2020,Nadia Lauro a conçu un dispositif permettant l’apparition et la disparition. Elle a travaillé la profondeur et la vitesse pour créer un espace en dilatation, générant par son mouvement imperceptible un trouble perceptif chez le spectateur. Ce mouvement subtil est celui d’un souffle continu qui bascule le lointain de l’espace vers le spectateur. C’est un espace qui mesure le changement. C’est aussi un horizon qui se fond, du blanc au noir ou du noir au blanc.
Pour Les Porte-Voix, Nadia Lauro souhaite poursuivre cette recherche sur la vibration comme composante active de l’architecture : un espace respirant, amplifiant, qui entre en dialogue avec les voix. En écho à l’imaginaire d’un organe portant, amplifiant la voix et les corps, elle conçoit une architecture entre roche, ossements et membrane qui dérive et re-configure à chaque instant les relations entre l’espace, les danseurs et les spectateurs.
Toutes mes projets, depuis 2013, reposent sur des pratiques corporelles (vocales et performatives) qui peuvent aussi se créer dans l’instant. Si mon écriture scénique est au final très précise, c’est qu’à la fin du processus de création, j’opère une cristallisation. Ces pratiques invitent les performeurs·euses dans un espace habité par ce que je nomme des champs de forces distinctes et souvent opposées comme érection/léthargie, veille/sommeil, actif/passif, volonté/abandon, féminin/masculin, mouvement/immobilité, soulèvement/ écrasement, légèreté/ gravité, vivant/ mort…Ces champs sont mis en mouvements, dialoguent et permettent de voguer entre des polarités qui semblent souvent bien trop figées.
Si je m’intéresse autant à ces polarités, c’est qu’elles régissent la manière dont on habite nos corps et dont on compose notre représentation du monde. Faire se rencontrer ces polarités permettent de se mouvoir, de pratiquer les zones d’incertitudes, de voyager avec l’hétérogénéité de nos êtres et de nos corps. Notre grand partenaire est la durée, la pratique du passage du temps, qui change, par sa douce érosion, le goût des moments.
J’évoque ici une méthode particulière qui est celle du Re-play et qui nourrit la création. Il s’agit d’un processus de travail en alternance entre vision et perception intérieure. Dans tous mes processus de travail, une présence en alternance à l’intérieur et à l’extérieur du travail est impliquée. Pour Le Récital des Postures, par exemple, Ruth Childs avait participé au processus dans cette fonction de Re-play. C’est une manière de nourrir le travail et qui me permet de sortir et voir ce qui se trame. Mais c’est aussi un processus pour mieux objectivement regarder ce qui se joue dans un matériau particulier et permettre la construction d’une intelligence collective. Cette pratique construit le travail par une accumulation de performances et une collection progressive. Voir en détail les phases de création.
LE SOUTIEN DE LABEL + ROMAND ET JEUX DE PERCEPTIONS
Lauréat du dispositif Label + Romand arts de la scène , le projet s’accompagne d’un travail de médiation avec les différents partenaires.
Ainsi, à compter de janvier 2022, en partenariat avec Plateforme 10, le Théâtre de Vidy et le Théâtre Sévelin 36, à Lausanne, la compagnie débutera notamment le cycle intitulé Jeux de perception : Entre théorie et pratique, la science et la danse, ce cycle d’ateliers chorégraphiques pour tout public invite à expérimenter et jouer avec l’oeil, le poids, le geste, les oeuvres et la pensée.
Ce projet et d’autres propositions d’actions de médiation seront proposés et déclinés avec les différents partenaires en Suisse Romande et dans les lieux accueillant le projet; cela pourra prendre la forme d’ateliers, de rencontres, conférences adaptés au contexte local et aux différents publics.
[7] Mathieu Bouvier, « Connaissance par les gouffres. Entretien avec Yasmine Hugonnet », in www.pourunatlasdesfigures.net, Mathieu Bouvier (Dir.), La Manufacture, Lausanne, 2018. Entretien paru dans le numéro 1 de la revue Watt, janvier 2017.
[9] Sur cette idée du « dialogue troublé », je renvoie à mon article « La voix des profondeurs, ou l’éternel retour du ventriloque », in Marie-Madeleine Mervant-Roux et Jean-Marc Larrue (Dir.), Le son du théâtre. XIXe-XXIe siècle, Paris, CNRS, 2016, p.487-497
[10] Yasmine Hugonnet, au sujet du Récital des Postures, in Mathieu Bouvier, « Connaissance par les gouffres. Entretien avec Yasmine Hugonnet », op. cit.